Anne Sylvestre
LA QUARANTAINE


Depuis que les garces du pays
M'ont mise en quarantaine,
J'ai récolté quarante amis,
Je ne sens plus mes peines.
Tout le monde est bien content.
Les gars n'en ont pas fait autant:
J'ai toujours un porte-cruche.
Quand je vais puiser de l'eau
Et si parfois je trébuche,
On me retient illico.
Si je vais à la promenade,
J'ai huit chevaliers servants
Qui me content sérénade
Et me protègent du vent.

Depuis que les garces du pays
M'ont mise en quarantaine,
Elles tirent seules l'eau du puits,
Trouvant lourde la chaîne.
Vilaines au bois dormant,
Au bout de leur bras
Point de galant.
J'en ai un qui me réveille
Et me sert le déjeuner,
Un qui soigneusement veille
À ce que je pose en premier
Le pied droit, surtout pas l'autre,
Car ils seraient obligés
De supporter, bons apôtres,
Mes mauvaises volontés.

Depuis que les garces du pays
M'ont mise en quarantaine,
Elles peuvent bien avoir des soucis,
Se changer en fontaines.
Pas un ne les entend
Autant se confier au vent.
Le dimanche, à la grand-messe,
Ils me portent mon missel.
A ma place ils se confessent,
Paient la quête et les chandelles.
Je reviens, fleurant l'eau bénite,
Mon repas est tout servi,
La journée s'écoule vite
Et puis on me met au lit.

Depuis que les garces du pays
M'ont mise en quarantaine,
Elles ont froid au fond de leur lit
Et leurs rêves se traînent.
Les gars sont bien contents:
Mon lit est chaud, mon lit est grand.
Il n'est pas jusqu'à mes robes
Qu'ils ne taillent avec goût.
Ils iraient courir le globe
Pour poser à mes genoux
Les trésors des Amériques,
Des produits miraculeux.
Moi, je règne séraphique
Sur mes quarante amoureux.

Faut les voir les garces du pays
À longueur de semaine lorgner,
Guigner avec envie
Ma jolie quarantaine.
Elles ont perdu leur temps
Moi, je n'ai pas fait autant,
Et mon coeur est bien content.


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