Anne Sylvestre
ELLE FAIT LA GUEULE


Quand elle naquit, c'était déjà
Un bébé qui ne rigolait pas
Et, quand les autres nourrissons
Poussaient toutes sortes de sons,
Elle, elle fronçait les sourcils
Et plissant, d'un air indécis,
Son nez légué par un aïeul,
Elle faisait la gueule.

A l'école, elle ne sut jamais
Sourire quand il le fallait.
Elle ignorait superbement
Les sanglots, les gémissements
Qui tiennent lieu de contrition
Et, quand, en guise de punition,
On l'envoyait sous les tilleuls,
Elle faisait la gueule.

Amoureuse, elle essaya bien
D'avoir la tête qui convient.
Séduire, elle connaissait pas ça:
Chez les soeurs, on vous l'apprend pas
Et quand, frémissant de désir,
Elle était prête à défaillir,
Éperdue comme un épagneul,
Elle faisait la gueule.

Elle eut, comme tout un chacun,
Des maladies, des coups de chien.
Au lieu de pleurer comme un veau
Quand on la coupa en morceaux,
Au lieu d'offrir au visiteurs
Un visage noyé de pleurs
Devant leurs bouquets de glaïeuls,
Elle faisait la gueule.

Elle eut aussi, c'était fatal,
Des amours qui finissaient mal.
Elle tenait enfin l'occasion
De s'épancher dans le giron
D'un psi, d'être blessée, stressée,
D'être suicidaire angoissée:
Non, quand elle s'est retrouvée seule,
Elle faisait la gueule.

Somme toute, elle aura passé
Sa vie sans larme décoincer.
C'est du moins ce qu'on en dira
Et, quand son heure sonnera,
Malgré les chagrins, les blessures
Et les regrets, soyez en sûrs,
Mal fagotée dans son linceul,
Elle fera la gueule.


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