Maxime Le Forestier
MÉMOIRE D'UNE TABLE
Paroles et musique: Maxime Le Forestier


Depuis le temps que j'étais à ma place,
Que je trônais dans la salle à manger,
J'ai vu passer un siècle comme passent
Dix milles années quand on est un rocher.

Bien sur, cent fois, on a changé les chaises
Mais on ne peut parler de compagnie
Avec des gens dont l'humour est punaise
Et rempaillage l'unique souci.

Quant aux humains, pardonnez-moi, c'est pire.
Ce que j'ai vu est à vous dégoûter
Et j'en connais qui donneraient un empire
Pour m'empêcher aujourd'hui de parler.

A mes débuts, je sortis pimpante,
Fraîche et menue des mains du menuisier
Pour atterrir chez ton arrière-grand-tante,
Troisième étage, face à l'escalier.

Bien qu'elle n'eut alors que vingt ans d'âge,
C'était déjà ce qu'on t'a raconté:
Vieille, maniaque, obsédée du ménage.
J'en ai les reins encore tout esquintés.

Si j'ai souffert d'une façon certaine
Sous le cirage et la paille de fer,
Un seul dîner, une fois par semaine,
C'est emmerdant mais c'est pas l'enfer.

Quand elle est morte, pour son héritage,
Sur mon plateau, frappaient les héritiers,
Puis ton grand-père, à la fin du carnage,
Prit la maison et la salle à manger.

Si tu savais combien il est pénible
D'être la table d'un jeune marié,
D'être pudique et néanmoins la cible
Des érotismes de l'après-dîner

Et j'ai connu toute sorte d'outrages:
Tâches de vin et tâches de café,
Tâches enfin que tout les bons usages,
Même aujourd'hui, m'empêchent de nommer.

Ton père et ses compositions françaises
Qu'il écrivait à tort et à travers,
Insanités, maladresses, fadaises
Que j'ai encore, imprimées à l'envers

Et les Noëls, les repas de famille,
La politique et les pleurs des enfants
Et le papa faisant du pied aux filles,
La triste vie nageant dans le vin blanc

Et les matins des lendemains de fêtes
Sous le pain dur et le verre brisé,
Et les longs soirs et les nuits de défaites
Sous les alcools et les fronts appuyés.

Je suis moulue, vermoulue, je suis vieille.
Je les entends jusqu'après leur trépas.
Certaines nuits, je sens bien qu'ils essayent
De me parler, mais je ne bouge pas

Et quand ma vie finira dans les flammes,
Dis au poète qui voulait savoir.
Si les objets étaient doués d'une âme,
Que j'aurais préféré n'en pas avoir!
Si les objets étaient doués d'une âme,
Que j'aurais préféré n'en pas avoir!


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