Jean Guidoni
MACHINE À SOUFFRIR

Paroles: Pierre Philippe


J'ai trouvé
Au marché aux puces de l'amour
Une machine à souffrir

Le vendeur m'a dit
Prenez-la
Prenez-la pour rien
Je vous l'offre
Elle n'a pas l'air, comme ça
Mais avec elle vous pourrez souffrir
Tout votre saoul
Je riais, cette machine entre les mains
La retournant dans tous les sens
Et je pensais
Machine hors d'usage
Ou machine pour débutant
Il me faudrait à moi l'un de ces nouveaux modèles
Qui accrochent bien sur les peaux dures
Mais l'homme insistait
Je vous assure
Comme ça, des fois
Quand ça me prend
Je l'utilise moi-même
Et savez-vous qu'elle me fait encore de l'effet?
Regardez-moi
J'ai l'air de mentir?
J'ai regardé l'homme
Et j'ai pris la machine

Il y avait tant de temps
Que je n'avais pas souffert
Qu'au beau milieu de la nuit
Je me suis réveillé en sursaut
Et pourtant, comme il était faible
Le tic-tac de la machine à souffrir
Un souffle, mais qui traversait les cloisons
Une lumière aussi, qui passait sous les portes
Et me guidait jusqu'à l'évier
Jusqu'au verre d'eau fraîche
Et jusqu'à la chaise de Formica
Où je me suis assis
Pour oser enfin la regarder

Dès ma plus tendre enfance
On m'a toujours offert
Des machines à souffrir
Et sans être grand expert
Il me semble que j'en ai vues assez
Pour savoir si l'objet
Tiendra les promesses de la notice
Ou bien si, une fois de plus
Je me suis fait rouler
Par le marchand de souffrance.

Là, le doute n'était pas possible
Cette machine avec le galbe des grands modèles
Ce fini, ce chic du grand faiseur
Avec, en plus, ces petits défauts
Qui dénotent la main de l'artisan de génie
Ces imperfections admirables
Qui font la chose rare
La pièce unique

J'ai fermé la porte à double tour
J'ai décroché le téléphone
J'ai fait sauter le commutateur
Et je me suis mis nu
Attentif à faire que rien
Rien
Ne perturbe les effets
De la machine
Puis je me suis étendu sur le lit
De tant de nuits sans histoires

Oh ta lèvre avec sa gerçure qui saigne
Oh le tronc courbe de ton coup renversé
Oh à ton bras plié la lavande amère de ton aisselle
Oh ton âme battante sous le grain de café brûlé de ton sein
Oh tes ailes coupées
Oh tes interminables jambes de girl
Oh la vipère noire de ton bras
Là ou elle t'a saigné
Et là l'aigle jaune et bleu qui n'a pas su te défendre
Oh la pyramide blanche impénétrable
Et pourtant pénétrée
Que veille le fantôme de l'éléphant de ton oreille
Oh sous ma main ce choc
Au-dessus de moi et au-dessous de moi ce choc
Et mon bras qui soulève et retient ces lourds velours
Couleur d'opéra, de boeuf saigné et de crépuscule
Comme ces toits violets
Où meurt la courbe infiniee de ton flanc
Oh ma maja desnuda
Dans la neige des draps prise
Tu dors la bouche ouverte
Murmurant quoi?
Rien

Rien que les retombées de ton programme
Les chiffres initiaux d'une sourate de ton propre Coran
Le verbe inconnu qui veut dire
Je suis bien avec toi et pourtant je ne t'aimes pas, tu sais
Je ne t'aime pas, mais ce n'est pas si mal
Puisque je fais si bien comme si
Et moi
Qui ose m'approcher de cette chose inconnue
De cet astre tombé dans mon champ optique
Comme ces grosses machines étincelantes des films de science-fiction
Tombées dans les champs de céréales du Middle-West
Moi qui regarde cette architecture inconnues
Cette peau inconnue
Ces poils en très gros-plan
Et les minimes imperfections de ce tissu
Moi qui ose me glisser tout au long avec le souffle court
Avec la lanterne sourde de mon oeil
Avec le recul de mes doigts
J'entends, lointaine
L'immense rumeur
De mille passions oubliées
Enchevêtrées comme les queues gluantes
Du roi des rats
J'entre dans tes souterrains obscurs
J'y entends des déflagrations qui montent comme des bulles
Et viennent crever au jour
Dans le remous des duvets
Ployés comme des avoines sous un ciel d'orage
Et je vois des cicatrices jamais refermées
Impacts de balles traçantes
Qu'un homme affolé tire au hasard
Dans un labyrinthe humide et chaud
Dernier baiser
D'un inconnu assis sur la chaise électrique
Et disant au mur carrelé de blanc
où glisse une goutte d'eau salée
Je t'aime

Marchand
Tu ne m'as pas berné
Ta machine fonctionne parfaitement
Elle soupire
Elle ronronne
Elle digère
Forfait d'amour accompli
Et moi
Au long d'elle étendu
J'écoute ses circuits et son coeur de titane
Sous le grain de café brûlé de son sein
Et déjà je considère mon infinie faiblesse
Les entailles de mon corps
Où sont collées ses électrodes
Ses griffes et ses bouches
Et je redoute
L'éclat de son oeil électronique sous ses cils d'acier
Sa lueur si douce dans l'âpreté des draps souillés
Quand - dans un instant - va sonner l'heure de son réveil
Et qu'elle va me demander
Avec cette tendresse si suspecte
Et si corrosive
Tu as bien joui?
Tu as bien dormi?
Tu m'aimes?
Et bien, sûr je lui répondrai
Je t'aime
On ne doit jamais contrarier les machines à souffrir
Même lorsqu'elles analysent vos émotions
Lorsqu'elles vous parlent de leurs utilisateurs précédents
Et même lorsqu'elles vous y comparent
Car elles ont toujours connu
De ces usagers
Aux souffrances riches et distinguées
Hautes et célèbres
Souffrances raffinées auxquelles je ne puis prétendre
Évidemment
Car il n'est pas de machine pour souffrance exclusive
Et je dois me persuader
Qu'après tout
Elle n'est, pour moi,
Qu'un modèle possible entre bien d'autres
Et
Que moi
Je ne suis qu'un usager tout à fait ordinaire
Avec seulement
Peut être
En plus
La capacité de souffrir énormément
Ce qui n'est donné
Qu'à quelques-uns
Aux solitaires comme moi
Toujours prêts à gaspiller le trésor de leur bienheureuse solitude
Pour
Un misérable orgasme

Je connais ce jeu
J'y ai déjà perdu
Et je redemande des cartes

Je sais trop bien
Machine
Que je n'ai pas le droit
De te reprocher ta rouille
Les grincements de tes rouages, souvent
Tes emballements soudains
Ta lassitude, parfois, lorsque tu te dis à bout de souffle
Ne t'ai-je pas trouvée
Au marché aux puces de l'amour?

Alors
Lorsque parfois je souffre moins
Quand la tentation me prend
D'arracher ces électrodes
Et de nous rendre à nos deux solitudes
Je pense à ta propre souffrance
A ces larmes que tu ne verseras jamais
A toute cette détresse si habilement carénée
A ta splendeur trompeuse
Et je me demande
Qui
De nous deux
Est la machine à souffrir de l'autre?
Qui
De nous deux
Détient la notice la plus incompréhensible?

La tienne
Je n'ai même pas besoin de la lire
Et d'ailleurs elle est illisible
Rongée par les larmes
Les acides
Les sueurs
Mais je la connais par coeur
Et ses indications sont formelles
Elle précisent:

1. Aucune de nos machines ne peut être garantie.
2. L'utilisateur devra lui-même établir les règles de son bon fonctionnement.
3. Un seuil de tolérance reste à situer. Il ne saurait être dépassé.
4. Il est rappelé que les effets du régime particulier
Dit
Par commodité
Ou dérision
Amour
Qui peuvent apparaître au-delà du seuil de tolérance
Ne sont imputables en aucun cas
Au constructeur de l'appareil
Ce dernier ne peut dès lors être tenu pour responsable
Des accidents qui en résulteraient.
5. Il existe un recours
6. Une simple adaptation technique permet en effet
De transformer
A la demande expresse de l'utilisateur
La machine à souffrir
En machine à mourir.


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