Léo Ferré
VIENS...
Texte publié dans "Le Monde" du 1er décembre 1983


Viens par ici petit, que je te la raconte
Ma vie d'outre là-bas quand j'allais aux parfums
De pleurs et d'entre temps dans les sourires graves
De ces comètes ténébreuses...oh! pas trop...
Que je mettais du sang au coeur des ouvrières
Dans ces usines pleines à craquer où l'aventure
N'avait qu'à bien se tenir dans les travées
Avec la glycérine abjecte de l'attente...
L'heure! Comme un rappel de la vengeance
Si tu ne comprends pas je t'apprendrai les lettres
Écrites par devant ce que tu peux connaître
L'à peu près de l'amour avec un cerf en bas
Qui brame tout l'orage de ses bois et, crois-moi,
J'avais des bois à t'accrocher, petite!
Je les voyais, des fois, sur des rails...
Rouler, rouler à plus savoir où mettre leur
Âme adolescente...

Dis donc, Léo, l'âme adolescente?
Qu'est-ce que ça veut dire?

C'est celle qui n'a pas encore soif
C'est celle qui n'a rien de ce que tu peux imaginer
C'est celle qu'on descend de là-bas, très loin,

Quand l'habitude se réserve le droit de s'en aller ailleurs, dans les bistrots que tu inventes à regarder longtemps, devant toi, le rien qui te fait grand et patient devant la vertu, le silence des autres, les problèmes de ce néant dont on ne peut parler, bien sûr, et qui crisse dans ta psychologie adolescente.

- Comme mon âme, donc... adolescente...

- Non. Comme le vocabulaire qui t'est prêté par dix mille ans de signes, par dix mille ans d'ennui... De cet ennui que tu as chiffré, depuis 68, et qui t'est encore permis. L'ennui, petit, c'est la dernière auberge devant l'inanité. Mais... Mais...

68, 68... bien sûr. Il y a des chiffres qui veulent dire... quoi?

Rien. Un sourire, peut-être. Le sourire du calendrier quand tu lui chatouilles la plante des pieds, sous un mois de mai attentif et qui te regarde.

Quand Mai me regarde, je n'ai vraiment plus rien à espérer de ce printemps finissant et tué, bientôt, par des vacances ahuries et peureuses. L'été 68.

Et cet été passa comme un orage de saison. Les syndicats se mirent à penser, hélas... et tout finit dans l'Ordre...

Moi, j'avais le désordre dans le sang depuis ces années lointaines et, quand je me retourne pour les regarder, elles me font de l'oeil comme pour me faire savoir que j'étais dans le bon sens négatif de cette vie tumultueuse et circulant à travers des forêts inventées par des oiseaux intelligents. Je ne savais rien.
Les oiseaux non plus. J'avais six ans. Je marchais dans la rue en croyant que je dévalais des galaxies que les hommes ne pouvaient même pas nommer tellement elles étaient miennes. Les hommes me tenaient loin d'eux.
Les femmes me regardaient avec cette insistance involontaire qui me les faisait accrochées au bout de moi, là-bas, à des années-lumière... Quelle horreur, l'évidence du charme! ça traîne longtemps dans une salle de bains à compter les secondes devant un miroir obscène, tellement la solitude des yeux en face des trous est irregardable.

- Quel âge avais-tu en 68?

- Quatre ans.

Une loge d'artiste, dans un théâtre, quelque part, n'importe où, en 1982.
Il était grand. Il pleurait. J'étais devenu pour lui une raison d'avoir grandi.

Quand je serai vraiment très jeune, je te parlerai comme il faut, nous irons tous les deux dans des pensées fantastiques comme des pays, tu sais?
Ces pays dont on parle quand on ne sait plus rien qu'une bribe de bonheur dans l'irrévérence et dans l'absolu des battements du coeur.


À la page des textes de Léo Ferré
À la page des textes